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La « distance émotionnelle » des autistes

Photo de Kristina Paukshtite sur Pexels.com

Mon dernier livre, Splendeurs et misères de la Mort, parle de la Mort. La Mort comme personnage. Elle suit les morts des gens, recueille leurs derniers instants, leurs dernières pensées, celles qu’on aurait perdues sinon.

Donc, bien sûr, mes personnages meurent. Certains au chaud dans leur lit, d’autres de maladies ou d’accidents. Certains sont assassinés ou exécutés. C’est l’histoire. L’instant de la mort me perturbe et me fascine, m’a brisée, ado (voir Mon rapport à la mort).

J’en ai discuté, récemment, avec un proche. Il a eu du mal à lire le livre. Il m’a dit que j’étais dure avec mes personnages, qu’il aurait voulu les sauver. Qu’on voyait bien que j’étais autiste, avec cette « distance émotionnelle ».

Hmm. Outch !

Ma tête quand il m’a dit ça

Bien sûr, j’ai un rapport distant avec le monde réel, avec les autres. Un rapport intellectualisé. Le monde est vaste, incohérent, inconstant, terrifiant. Je le tiens à distance. J’essaie de le comprendre, parfois au détriment de le ressentir. Parfois pour le ressentir de façon moins angoissante.

J’ai un rapport distant à mon corps et à la corporalité en général : je m’intéresse moins aux sensations, aux visages, aux corps, et je me concentre sur les idées, les concepts, la beauté, la sensation intellectuelle et émotionnelle du lien. Les émotions, en fait. Les émotions, les pensées sont plus importantes que les corps. Et les histoires.

Oui, mes personnages meurent. C’est le concept de l’histoire. C’est ma façon de me confronter à la mort. C’est probablement une position de privilégiée, comme me l’avait dit quelqu’un d’autre : je n’ai pas côtoyé la mort de si près. Je l’idéalise en refusant sa composante physique et triviale. Mais j’ai fait l’expérience émotionnelle du vide, du vertige d’imaginer le monde sans sa propre conscience, et sans celle d’autres – on adore les pensées intrusives et mon besoin maladive de m’imaginer perdre des proches. Ce n’est pas amusant, je ne le fais pas par plaisir, mais ça se produit.

Oui, mes personnages meurent. Mais je suis là avec eux. Je récupère ce qu’ils perdraient sinon : leurs dernières pensées, leur histoire. C’est difficile de me connecter à eux, mais au moins ils ne sont pas seuls, pas éteints pour toujours. On n’a peut-être pas la même vision de l’empathie – je ne vis pas dans la réalité, moi ! -, mais c’est la mienne : sauver les esprits, accompagner face à une forme de fatalité absurde, c’est ma façon d’exorciser la mort. De l’accepter. De lui donner sens. Je ne peux pas juste l’ignorer.

Je comprends bien qu’il est déroutant de lire mes livres et de savoir comment je ressens le monde – j’ai eu, j’ai encore honte de ma « distance ». D’être froide, de ne pas aimer assez, de ne pas ressentir assez cette connexion formidable que les livres et les histoires décrivent et qui me paraissent être un rêve pour nous rassurer plus qu’une réalité concrète. J’ai eu honte et peur d’être sociopathe, de pouvoir tout rationaliser. D’être une mauvaise personne.

Mais voilà. C’est comme ça. Je ressens comme ça. Je ressens. Je ne souhaite le mal de personne.

J’essaie d’ailleurs de ne pas juger les personnes qui ont un diagnostic de sociopathie : ils ne sont pas intrinsèquement mauvais.

Mourir seul, c’est terrible.

Cette conversation m’a tourné dans la tête pendant des jours. Comme si ç’avait été un rejet, une réprobation, un jugement moral – qui appuie sur un complexe que j’ai clairement, et ancien. Parler de torture, se mettre dans la tête du tueur, c’est horrible : pour moi, c’est aussi de l’empathie. Essayer de le comprendre. Bien sûr, les tueurs me paraissent étranges : comme tout le monde. Personne ne fonctionne tout à fait comme moi. Tout le monde est étrange. J’essaie de comprendre tout le monde (j’étudie la psychologie, après tout…).

Ah, s’il n’aime pas les tueurs et les morts, il n’aimera pas mon prochain livre ! Et, soudain, j’ai réalisé que c’était déjà le sujet de mon prochain livre, que j’ai fini cet été, avant cette conversation : Arthur est écrivain, il écrit des polars, des tortures psychologiques, des horreurs, et en a profondément honte. Honte de pouvoir l’imaginer, honte d’être fasciné par l’extrême de la pensée et de l’action, de se sentir à distance, de ne pas être certain qu’il serait absolument incapable de tout cela.

Honte de sa posture rationnelle, de ses doutes, de ses réflexions sur des valeurs, qu’on lui a si souvent présentées comme immuables, instinctives. Mais même les philosophes l’admettent : les valeurs, le bien et le mal, c’est une vraie question, et pas un absolu inattaquable.

Curieuse d’avoir vos avis. C’est vraiment un sujet central et douloureux pour moi.

Voir aussi : avoir honte de soi et à quinze ans je pensais être sociopathe

3 réponses à « La « distance émotionnelle » des autistes »

  1. Avatar de Alfred
    Alfred

    Pile poil dans ma réflexion depuis adolescent !!!
    La distance physique : pareil. La honte : pareil.

    La petite différence avec vous est mon âge. Le chemin parcouru m’a permis d’analyser tout cela (avec l’aide de nombreux philosophes, psychologues, sociologues, anthropologues…..dont je n’arrive pas à la cheville, et réflexion toujours en cours…..)

    J’en conclus partiellement que la honte est projetée par la socio-culture, qui a elle même en fait peur, très peur, peur de ne pas « contrôler » des êtres qui échappent à ses standards. Par simplification, par facilité, par économie d’énergie, le groupe social a besoin de conformisme.
    Et pourtant, au nom de la biodiversité, dont il est prouvé qu’elle est un gage de survie de l’espèce, il est alors fondamental d’avoir en son sein, des humains aux caractéristiques « déviantes ». La survie nécessite juste, comme vous l’avez magistralement énoncé, de ne pas nuire à autrui, ne faire de mal à personne. Il me semble que c’est bien là notre comportement. Car penser n’est pas dire. Et dire n’est pas agir (même si dans ce cas, le mot peut avoir un impact sur certains psychismes non préparés. C’est à cette étape qu’il faut commencer à faire attention, à être prudent et explicite).

    Second point : la réflexion, la pensée, la philosophie permet les grands looping, les mises en abîmes, les explorations abstraites permettant justement de se préparer au concret probable. Nous sommes au sommet du poil du lapin blanc si bien décrit par Jostein Gaardner dans « Le monde de Sophie », nous ne sommes pas nombreux, et nous prenons en fait beaucoup plus de risques (à commencer par le risque de se faire rejeter par le groupe resté sagement auprès de la chaleur de la peau du lapin, ainsi que le risque de tomber comme l’auteur le dit si bien). L’exploration des contrées lointaines, aux limites de l’Univers connu, est aussi un gage de survie, une pierre apportée à l’édifice du déploiement vital de l’espèce humaine.
    Plus nous saurons, plus nous serons proches des réalités complexes et multi-dimensionnelles de l’Univers, plus nous les maîtriserons, alors plus nous serons en capacité de rencontrer avec confiance et sagesse nos « semblables » qui traînent quelque part sur une autre planète (il faudra bien que ceci arrive un jour si nous voulons continuer à développer la Vie intelligente et intelligible en en faisant partie). Hélas pour le moment, je considère que les comportements de repli de notre espèce sont paradoxalement mortifères bien qu’en apparence protecteurs. Nous croyons être arrivés confortablement dans le progrès, alors que nous détruisons notre planète et notre espèce, juste parce que nous n’écoutons pas ce que les « savants » et « explorateurs » ont à dire sur les concepts profonds de l’âme humaine, nous égarant alors en tant qu’espèce dans le luxe et la fête, le confort et le superficiel.

    Ainsi continuez à écrire vos livres tel que vous le faites. (j’ai acheté votre second, mais accordez-moi le temps de l’entamer, d’autres travaux plus urgents sont arrivés sur mon établi….. merci de votre compréhension)

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    1. Avatar de Haut Potentiel d'Aventure

      Merci. D’abord parce que croiser quelqu’un qui comprend, ça fait du bien.
      Ensuite parce que ça donne de l’espoir et matière à réflexion.
      Il faudrait que je relise le Monde de Sophie : je l’ai lu autour de 17 ans, dans une période assez sombre pour moi, et je ne m’en souviens presque pas.
      Votre réflexion m’évoque celle d’un penseur que j’apprécie, Carlos Tinoco, notamment : https://www.youtube.com/watch?v=WFIS87aGFLk. Son approche n’est pas « scientifique » au niveau des labels, mais sa réflexion philosophique me touche et me parle.
      Pour l’instant, je ne suis pas capable de me projeter dans ce qui serait bien ou mal pour notre espèce, ni vraiment sur l’optique de sa survie à long-terme : les espèces s’éteignent, meurent, comme les individus, et je vois cela comme inévitable. Quant aux « autres », à la société… Je rejoins le fait qu’ils se posent moins de questions et vont dans le mur, mais je vois ça comme la nature humaine, une forme d’hubris, de chaos, et tant pis…

      Je continuerai à écrire – même si pour l’instant je n’ai pas de projet commencé. Cela viendra, je fais confiance à mon esprit et à ses mystères ! Merci, et n’hésitez pas à me dire ce que vous pensez du roman, quand vous aurez eu le temps.

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      1. Avatar de Alfred
        Alfred

        En effet. Le livre de Carlos Tinoco est bien au chaud dans ma bibliothèque, et je l’apprécie tout autant que vous (bien que pour le coups, j’avoue ne pas avoir compris certains passages)

        Et non, point d’hubris, ni de fatalité. Je pense comme Jean-Paul Sartre que nous avons les moyens d’infléchir notre trajectoire, de la modifier, de la choisir. Mais le veut-on? et surtout quels efforts sommes-nous prêts à consentir? Tout est là ! Dans notre capacité à différer plus ou moins notre récompense. Et le plus compliqué aussi est l’inertie du phénomène groupal et mimétique.

        La projection sur les millénaires est peut-être le propre de mon âge….. vous êtes sur la bonne voie, c’est déjà très important.
        Je vous écrirai un jour mon retour sur votre roman, c’est noté (j’irai sur la page prévue à cet effet sur votre blog)…… juste un peu de patience svp (d’ici 1 ou 2 ans)……

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