Extrait de mon livre, un petit conte qui image mon rapport à la réalité, lentement et solitairement construit à l’adolescence

Il était une fois une petite paysanne qui était née malheureuse, ou bien l’était devenue, nul ne pouvait plus le dire. Un beau jour dans le royaume où elle vivait dans une paix relative, il lui vint à l’esprit que son corps était une faiblesse ; elle ne donna plus de valeur qu’à l’intellect, autrement dit, non pas toutes ses pensées et sensations, mais seulement les plus rigides et ennuyeuses, qu’on appelait, raisonnements. Elle aimait les raisonnements, parfois. Ils avaient une beauté toute faite de plénitude et de vérité vraie. Pourtant, quand il lui apparut que les raisonnements étaient eux-mêmes faillibles et qu’en réalité il n’y avait aucune vérité vraie, elle résolut, par esprit de contradiction, de faire disparaître corps et sensation et de devenir un pur esprit, maintenant que celui-ci ne pouvait plus prétendre à la vérité.
Le premier jour après cette décision, elle décida que ses sens et ses réflexes étaient stupides. Elle s’évertua à dénaturer leurs conclusions, décréta que nulle odeur n’était moins agréable que sa voisine, afin de n’en vexer aucune, que tous les paysages se valaient, et que le spectacle désolant d’un chat écrasé couvert d’asticots n’était pas moins réjouissant qu’un salon chaud illuminé au cœur d’une tempête hivernale.
Elle s’évertua ensuite à rejeter tout entières ses sensations, à ignorer les odeurs qui chatouillaient son nez et à refuser les images que lui envoyaient ses yeux. Elle apprit, au prix de grands efforts, à ses yeux à voir flous et rester fixes comme ceux d’une corneille morte. Le deuxième jour, après avoir tant travaillé sur elle-même, elle décida que ses douleurs lui étaient des entraves. Bassement corporelles et plébéiennes, les peines de son corps distrayaient son esprit de sa supériorité manifeste sur ce corps. Illégitime, donc, ce corps, comment pouvait il se permettre ce sacrilège ?
Elle fit la chasse aux douleurs. Elle refusa d’écouter ses douleurs. Elle se fit mal, volontairement, afin de pouvoir ignorer ce mal. Les douleurs les plus longues sont toujours les meilleures. Celles qui permettent de sentir la douleur venir, de la théoriser, de la réifier pour en faire un concept, et non plus une sensation. Fermer les yeux, serrer les dents, laisser la longue douleur venir sans lui accorder le droit de détourner une pensée. Malheureusement, la jeune fille ne se rendait pas compte qu’en forçant son esprit à rejeter la douleur, elle ne pensait qu’à elle. Et la douleur restait dans son âme bien plus longtemps qu’elle était restée dans son corps. La douleur d’être soumise à la douleur, de l’appréhender en toutes choses, de l’imaginer partout, voilà ce qui hantait notre jeune fille.
Elle estima, cependant, que son travail sur la douleur était achevé. C’est qu’elle ignorait que la douleur, physique et morale, s’en était allée se cacher un peu plus profondément dans son esprit.
Le troisième jour, la jeune fille se réjouit de l’avancée de son travail. Désormais, elle ressentait au plus profond de son corps la vérité vraie : elle n’était qu’un pur esprit, indépendant de tout corps.
Ce furent alors ses pensées qui la torturèrent. Être un pur esprit, c’est horriblement fatiguant et douloureux. Imaginez, vous : lorsque vous vous cognez le pied, vous avez mal. Un bon juron, un coup de pied au pied de la table, et tout va mieux. Mais si, comme elle, vous refusez d’avoir mal, ou plutôt de reconnaître que vous avez mal, c’est votre cerveau qui a doublement mal. Vous ressentez votre douleur au pied, dans votre cerveau, et la douleur de la pensée qui pense qu’elle maîtrise la douleur mais pas tout à fait et en fait elle a quand même mal, mais a-t-elle mal en pensée ou au pied, et la douleur n’est qu’un influx nerveux, c’est lié au cerveau, et la pensée au cerveau, et la pensée ! La pensée !
Ce troisième jour, elle eut besoin de lunettes, parce que refuser de voir le monde avait abîmé ses yeux, et, hélas, elle devait encore voir le monde pour subvenir aux besoins ridicules de ce corps qu’elle ne pouvait totalement nier. Elle se rendit compte que lorsqu’elle voulait convoquer dans son esprit une sensation, une odeur, le goût de la dinde rôtie ou du gâteau au chocolat, rien ne venait. Ne voulait-elle pas être un simple esprit, me direz-vous ? Eh bien, oui, mais les souvenirs des sensations, ce ne sont pas des sensations, ce sont des pensées. Et elle avait tellement décharné ses sensations qu’elle les avait toutes oubliées. Elle s’était si bien entraînée à ne rien ressentir qu’elle ne ressentait plus rien, et les seuls sons, odeurs, images, douleurs, qui lui parvenaient, étaient des distractions affreuses et des douleurs indicibles, ternes et mornes.
Elle n’accédait plus à ce que sa pensée avait théorisé de plus beau : le sentiment de sublime, animal, et pure sensation. Et, comme elle n’arrivait pas à rejoindre ses sensations, comme elle n’avait même pas la sensation de les avoir perdues, toute perdue dans ses pensées, elle se figura que son mal-être était dû à ses pensées elle-même, et elle ambitionna de les détruire.
Alors se leva le quatrième jour, et la jeune paysanne décida d’oublier ses pensées et ses idéaux, que si les étapes précédentes l’avaient coupé du monde, elle allait devenir une coquille vide, qui ne pourrait plus souffrir. Rien d’une âme en peine. Simplement la vie simple d’un petit animal, quelconque et insignifiant.
Pourtant, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait se rappeler toujours qu’elle devait se distraire, et oublier ses pensées, sans y penser. Comme le jeu auquel il ne faut pas penser, elle pensait son impensée et perdait aussitôt.
Au soir du quatrième jour, la petite paysanne avait la sensation de ne plus rien avoir, de ne plus rien savoir. Ses pensées refusaient de disparaître, elle ne ressentait plus les sensations que comme des influx négatifs et inconfortables, les émotions comme des ennemis qui se jouaient d’elle. Et elle n’avait plus de plan, plus de solution, plus d’idée sur laquelle travailler le cinquième jour.
Elle avait tout perdu.

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