
C’est étrange, les spectacles. On est assis, plongés dans le noir, les uns à côté des autres. On assiste à la même chose, mais on en fait tous une expérience différente. On n’a pas le droit de parler avec ses voisins, de commenter – on le fait, parfois.
On ne peut pas noter les pensées qui nous viennent – parfois, je voudrais les retenir. J’ai des révélations, des pensées que j’aime, des choses sur lesquelles je voudrais revenir. Des idées à explorer, des ébauches de romans et d’histoires. Je les perds.
J’essaie de m’immerger dans le présent, dans le spectacle. C’est de la musique, un film, un spectacle de comique. La sensation n’arrivera qu’une fois, le moment ne sera pas rejoué. J’aimerais m’y accrocher, mais je pense déjà à ce que j’en retirerai, à ce dont je me souviendrai, à ces pensées que je perdrai. Je suis là et je suis ailleurs, je suis dans le moment et dans ma tête.
Souvent, je regarde autour de moi, je m’interroge : les gens ont l’air d’être immergés, eux, de savoir profiter. Pourquoi en suis-je, moi, incapable ? Pourquoi suis-je ici et ailleurs, en-dessous, au-dessus, à côté ? Pourquoi ne vis-je les instants présents qu’à l’aune de ma pensée qui ne s’arrête jamais, pourquoi ai-je si peur d’oublier, pourquoi oublié-je effectivement la plupart de mes émotions, et de mes révélations d’un instant ?
Un instant cela fonctionne. L’instant d’après je suis encore éjectée. Je ne suis plus fascinée par le jongleur, le comédien, la musique : je ressens le fauteuil, une forme d’inconfort quelconque – j’ai chaud, je ressens mon ventre qui n’est pas assez comprimé par mon jean, j’ai froid. Il y a trop de bruit. Les bruits ne sont pas assez alignés : j’entends trop l’instrument et pas assez la voix, trop les bruitages, trop les basses.
Un instant, la magie, et soudain je me regarde à nouveau de l’extérieur, soudain je ne suis plus dans la scène de théâtre, mais une spectatrice, son fauteuil inconfortable, le velours rêche de l’accoudoir. Soudain, je pense aux vies des milliers de personnes qui assistent au même spectacle, je me demande ce qu’ils ressentent, je me demande ce qu’est cette intensité de l’émotion, cette perte de soi dans l’art ou la musique, qu’on attribue si souvent aux autistes, et dont je suis un peu jalouse.
Je suis là, mais je m’observe là. Je suis mon propre spectacle, le flux continu de ma pensée à peine articulée.
Parfois j’aimerais que cela s’arrête, peut-être que j’aime le spectacle mais que l’inconfort gagne, peut-être que la stimulation est trop forte. Souvent, je rêve d’aller dormir, d’être dans mon lit : je n’existe vraiment que quand je réfléchis à ce qu’il s’est passé, pas quand j’assiste. Être là, dans le présent, c’est déjà trop réel, et donc, je ne sais le traiter, le fixer, le maintenir à ma pensée. Je sais pourtant que ma mémoire ne me laissera qu’un souvenir faible et détourné, des émotions tronquées. Je crois que les émotions fortes me font peur, je les désire, pourtant.
C’est étrange, les spectacles. On ne parle pas, on est.
On est des milliers.
Je me sens seule, au spectacle.
J’explore mon monde intérieur.
Et vous, ça vous fait quoi ?

Répondre à Alfred Annuler la réponse.