Sur Instagram, je suis plusieurs créatrices autistes qui défendent des idéaux de justice sociale et des valeurs liées à la responsabilité de tous. Et ça m’interroge, et me met mal à l’aise.
Naturellement, bien sûr, je me dis que c’est bien et normal, de s’engager. En pratique, je ne suis pas engagée.
Par exemple, je ne fais rien de spécial vis-à-vis de l’Ukraine et de la Palestine, ou de Victor Perez, ce jeune autiste noir-américain abattu par la police parce qu’il ne parlait pas, ne pouvait pas s’expliquer ou se défendre. Je ne m’engage pas dans la lutte, je ne donne pas d’argent, je ne relaie pas les cagnottes sur Instagram, je n’ai pas contacté mes élus locaux pour réclamer un cessez-le-feu immédiat. Honnêtement, je me suis même désabonnée d’une créatrice dont le contenu était franchement culpabilisant, sans pour autant me pousser à l’action.
Alors, suis-je vraiment une sociopathe, comme j’ai pu croire que je l’étais ?
La question me fait penser à un épisode de Dr House : un homme donne toute sa fortune à des causes, n’importe quelles causes, jusqu’à perdre sa famille. Sa femme finit par emmener leur fils, car donner, c’est bien, mais donner plus qu’on ne le peut, au détriment de leur fils, non. Pourtant, argumente le patient, son fils n’est qu’un enfant comme les autres : comment le regarder en face, dans son bonheur et son opulence, en sachant que d’autres enfants meurent ailleurs. Bien sûr, Dr House veut en profiter, et l’équipe passe une bonne partie de l’épisode à se chamailler sur la question suivante : ce comportement est-il pathologique, et est-il acceptable de prendre l’argent offert pas cet homme pour sauver le département des diagnostics.
À la fin de l’épisode (spoiler alert), c’était un problème cérébral : l’homme est soigné et cesse de dilapider sa fortune. Il admet alors que sa famille est plus importante que les enfants qu’il ne connaît pas.
C’est un biais évolutionniste : on protège sa famille, son héritage génétique, et plus les malheurs sont loin, moins on en est touché, c’est la distanciation. Un accident qui tue 5 personnes dans sa petite ville, mais si on ne les connaît pas, c’est plus dur émotionnellement que les milliers de morts anonymes des guerres.
J’ai du mal à vivre dans le monde réel. Je ne veux pas me concentrer sur les horreurs qui s’y passe : je suis égoïste. Je balance entre « je me protège » et « on ne peut pas souffrir pour tout le monde ». J’ai appris, ado, l’art de l’indifférence. On parle aussi, en psychologie, d’impuissance acquise : si on prend l’habitude de considérer qu’on ne peut rien faire, on déprime. J’ai déprimé.
À 12 ou 13 ans, j’étais pétrifiée par le réchauffement climatique, le bruit de l’eau qui coulait pour rien me vrillait les oreilles, une lumière allumée dans le vide dérangeait mon calme mental. Après, j’ai appris l’indifférence.
Je suis fascinée par la seconde guerre mondiale : je n’aurais probablement pas été résistante. Comme l’immense majorité des gens, j’aurais détourné les yeux, tenté de passer sous les radars, j’aurais tenté d’échapper au monde qui me force à l’action et à l’inconfort. L’action, c’est ma zone d’inconfort. L’action, c’est social, et compliqué, et incontrôlé, incontrôlable. J’ai peur de vivre au-delà de mes mots, de prendre la responsabilité de mes opinions : si longtemps j’ai pensé que je n’existais même pas.
Je me sens coupable tout en ayant la lâcheté d’être soulagée d’être là, à peu près protégée. J’ai peur du monde et cherche un terrier pour me terrer, j’admire pourtant ceux qui agissent. Bien sûr, je reste protégée grâce à mes privilèges : la France, les moyens de vivre, la capacité (ahanante, volatile) de travailler. La couleur de ma peau. J’ai la facilité de pouvoir détourner les yeux que n’ont pas la plupart de ses créatrices, racisées, pauvres, oppressées. La honte est censée pousser à l’action, mais elle n’est pas suffisante.
Vous en pensez quoi ?

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