L’Expérience de la fragilité – Chapitre 1

Voici, comme la semaine dernière, le début d’un autre roman, l’Expérience de la fragilité. Roman d’apprentissage, découverte de soi d’une neurodivergente qui s’ignore. Aventure intérieure.

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Quand cela avait-il commencé ? Croire à peine en l’existence des autres, et pourtant les laisser  entrer dans sa vie ? En dépendre et ne pas les voir, les concevoir ? Elle ne se souvient pas. Elle  a toujours été comme ça. Observer le monde, s’observer soi-même, créer des théories, ne pas  pouvoir se cerner.  

Des heures durant elle a observé et pensé le monde. Pensé au temps, qui s’enfuit et est là,  donnée fondamentale de l’existence, le temps qui rend logique le fait que tous les endroits  peuvent exister, et que pourtant elle n’en voit toujours qu’un.  

Les rêveries, dans la voiture, des heures durant. Les maisons, au bord de l’autoroute, dans  lesquelles vivent et ont vécu et vivront des multitudes de gens, semblables ou contraires,  proches ou foncièrement différents.  

La voiture file, à toute vitesse, le long de la voie, d’un seul regard il faut saisir un lieu, un lieu  de vie, des vies. Un tracteur d’enfant en plastique, abandonné dans une cour poussiéreuse. Un  portique soutenant plusieurs balançoires dépareillées, suivant l’âge des enfants. Une chaussure,  sur le bord de la route, et elle imagine pendant des kilomètres comment elle a pu arriver là. Qui  jette une chaussure sur le bord de la route ? Qui l’a perdue ? La fenêtre était-elle ouverte ? Qui  ouvre une fenêtre sur l’autoroute, avec le bruit et le vent qui hurlent et fouettent ?  

Elle pense aussi qu’elle ne connaît personne qui habite au bord de l’autoroute. Ces maisons,  ces vies qu’elle aperçoit, sont forcément un peu différentes, un peu partielles, elle ne peut pas  saisir la variété de toutes les vies en restant sur cette seule autoroute, elle manque la vie de ceux  qui habitent à la campagne non reliée, dans les montagnes, loin des autoroutes. Elle ne peut pas  imaginer la vie de ceux-là, ceux qui n’abandonnent pas leur tracteur dans la cour de terre battue,  ceux qui ne sont pas bercés toujours par le bruit des voitures qui passent à cent-trente, ceux qui  n’ont jamais trouvé au détour du chemin une chaussure, une valise, une sucette abandonnées,  et ne se sont jamais demandé qu’elle était l’enchaînement, unique et toujours répété, de  circonstances, qui l’avait amené là. 

La voiture file, à toute vitesse, et les barreaux de la glissière de sécurité disparaissent, avalés  par la vitesse, quand elle les regarde de front. Et pourtant, en regardant ceux qui apparaissent  plus loin, par le pare-brise, par la fenêtre de la place de son père, elle les voit, distinctement,  chacun l’un après l’autre, les petits barreaux de métal gris, les coulures de peinture, la mousse  qui les colonise parfois. C’est un des mystères qu’elle contemple, qui l’occupe des heures  durant, qui rend les trajets inépuisablement intéressants et jamais interminables. Et elle ne  demande jamais qu’elle est la clef du mystère des barreaux de la glissière de sécurité.  

Dans la voiture elle ne parle jamais, elle regarde dehors, des heures durant, et les heures passent  sans qu’elle doive demander “c’est quand qu’on arrive ?”. Le plus souvent, elle ne veut pas  arriver. Elle n’y pense pas, ou bien elle y pense avec regret. Surtout plus tard, quand le bus  l’emmène au collège puis au lycée, quand les trente minutes de trajet sont une éternité contenue  dans ses potentialités. Et si on avait un accident. Si un pneu éclatait. Si le conducteur faisait  un malaise. Si une autre dimension s’ouvrait, si nous roulions à jamais, si la terre s’enfonçait,  si un terroriste investissait le bus, si je sautais par la porte ouverte, si je refusais de descendre,  si je restais là pour toujours, aller, retour, aller, retour, à jamais. Elle rêve que le bus continue,  il ne va plus quelque part, vers une destination précise, il roule seulement, le monde est contenu  dans l’habitacle, le temps est suspendu au-delà du pare-brise, rien n’est réel. Et soudainement  le bus arrive, le temps éclate en existence, la réalité s’impose, les roues cessent de tourner. Les  autres existent à nouveau, la bousculent, lui demandent c’est en quelle salle le premier cours,  parlent, crient, se rendent tangibles et bruyants. Noir. Elle bouge, rideau. Premier cours, assise  sur le côté de la classe, côté fenêtre, action, moteur, ça tourne, son esprit est de nouveau là, il  n’est plus accaparé par la réalité du mouvement et la spontanéité du vivre. Elle peut de nouveau  rêver, assise seule au milieu de la foule. Elle a quinze ans, elle a onze ans, elle a sept ans, elle  rêve au milieu de la foule. 

Elle est enfant, elle s’allonge dans l’herbe, pendant que son frère joue, elle ferme les yeux et  elle observe la rougeur de ses paupières que le soleil traverse. Elle ferme les yeux et elle ne  pense à rien, jusqu’à ce qu’elle sente une sorte de vertige la prendre, elle se sent bouger, et elle  est persuadée que c’est le mouvement de la terre qui tourne sur elle-même qu’elle ressent. Elle  essaie de séparer et d’analyser ses sensations, le souffle chaud du léger vent d’été, qui fait voler  ses cheveux, les chatouilles et la surcharge sensorielle que ces cheveux provoquent, frôlant son  visage, son cou, le duvet sur sa peau qui est si sensible et qui semble chargé d’électricité. Les  sensations dans son corps, elle a chaud, elle a froid, parfois en même temps à des endroits  différents, elle ressent une sorte de vertige, au creux de son ventre, quand la balançoire s’élève  haut et puis retombe, lui laissant une seconde d’apesanteur. Elle ressent la pression sur sa  vessie, et cette douleur agréable de se retenir. Elle s’observe, sentant des odeurs mille fois  fréquentées, et elle se demande pourquoi elle les apprécie, pourquoi, instinctivement, elle les  déteste. Pourquoi aime-t-on l’odeur du propre, des fleurs, des gâteaux qui cuisent et du chocolat  fondu ? Pourquoi une odeur aussi agressive que la menthe poivrée est-elle vue comme agréable,  mais celle des excréments sent-elle mauvais ? Qu’est-ce que cela veut dire, sentir mauvais ?  Que se passe-t-il dans son cerveau, dans son corps, peut-elle transformer son cerveau et ses  réflexes pour ne plus plisser le nez de dégoût quand elle a besoin d’utiliser les toilettes  publiques ? Pourquoi trouve-t-elle, elle, que l’essence, la javel ou l’ammoniaque sont des  odeurs plutôt agréables, entêtantes, qu’elle recherche ? Elle fait des expériences, parfois, elle  mange des choses dont elle se rappelle un goût horrible, elle se dit qu’on ne peut pas se rappeler  un goût, on garde seulement un jugement, mais toute nouvelle expérience est une expérience à  part entière, et peut-être qu’aujourd’hui est le jour où le goût trop fort du choux de Bruxelles  ne sera pas une agression à ses sens, une agression si forte que soudainement ses pensées  n’existent plus, et elle fait une grimace, submergée par cet instinct qu’elle ne réussit pas à  comprendre. Elle cherche à saisir cet instant, avec sa pensée, où sa pensée s’éteint, où la corporalité s’impose, où la réalité devient plus forte que le fil, dans sa tête, de sa subjectivité.  Elle refuse l’idée que cette corporalité, c’est elle aussi, que son corps, c’est elle, que son sujet,  ce n’est pas seulement cette suite de pensées et d’idées, que les sensations aussi font partie  d’elle. Si elle les accepte, elle veut pouvoir les contrôler. Alors elle goûte des aliments qu’elle  déteste, elle mange des choses qu’on ne devrait pas manger, que le monde a décidé de rejeter,  du papier, du sable, de l’urine, même, elle veut analyser les goûts et les dégoûts, les réactions  et les rejets. 

Elle ne met jamais le doigt dessus, jamais complètement. Elle ne cerne pas ce moment.  Lentement, elle se laisse gagner par les instincts et la réalité. Elle se perd, pour retrouver un  corps que la réalité lui impose, sans jamais être vraiment ce corps.

Le corps a mille façons de se rappeler à sa réalité. De faire s’interrompre son fil de pensée. La  douleur, aussi, elle croit pouvoir la contrôler. Elle est jeune encore, enfant, le champ est  tellement libre, et elle a tant de temps pour y songer. On n’interrompt pas les pensées des  enfants, tellement persuadé qu’il n’y a rien à interrompre. 

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