La dépression et moi : partie 3 (le travail)

2018.

J’ai 21 ans et je commence à travailler. Le temps est long. Pour la première fois, je n’ai pas de notes, pas d’évaluations, je suis autonome. On juge une incompréhensible valeur, mon « travail », et je suis là, des heures durant, sans rien faire. Je passe des heures à lire Quora, les histoires, les anecdotes des autres. J’attends les réunions pour me donner l’impression de travailler, de mériter mon salaire et les heures que je déclare, mais j’ai du mal à me concentrer si on ne me parle pas directement.

Je me sens imposteur et, surtout, je suis dans la continuité de mes années écoulées : je ne sais pas ce que je veux, mon présent s’englue dans des heures contraintes et interminables. J’attends, toute la journée, d’avoir le droit de rentrer chez moi, de profiter de quelques heures de répit, de mes proches, de mes loisirs. Puis, après quelques mois, comme à chaque fois, l’engluement contamine mon temps libre. Le dimanche soir, le matin, je ne veux plus me lever, me laver, j’ai du mal à vivre. Je m’abrutis devant la télé, le soir, sans forces pour faire quoi que ce soit. En scrollant sur mon téléphone.

À peine un an, et je change. Février 2020, je commence un nouvel emploi. Puis le télétravail, qui dure et dure encore, longtemps après les confinements, quatre jours par semaine. Même quand je vais au bureau, je suis seule, ou nous sommes deux ou trois. Je n’ai pas ce poids du social, de la réalité qui me force à travailler. Je fais n’importe quoi, j’attends l’urgence pour avancer sur mes responsabilités. J’écris un livre, puis un deuxième. Je me renseigne. Je lis des catalogues de supermarchés, Wikipédia, Quora, un blog sur les tiny houses. J’ai des périodes sur un sujet puis l’autre.

J’en viens à attendre avec impatience les jours où tout le monde vient au bureau – une fois par semaine, au mieux. J’ai besoin de contacts humains. J’organise des soirées avec mes amis. Je tourne en rond dans ma tête, entre culpabilité, solitude, vide, peur. J’attends toute la journée, toute la semaine la présence des autres, mais parfois elle m’insupporte. Je pleure dans les toilettes. Je pleure face aux collègues. Je fuis et j’attends avec impatience.

Je suis une mauvaise personne, je ne sais pas quoi faire de ma vie. Il n’y a pas tellement d’avenir, même si je suis avec quelqu’un, je m’installe. Mais mes projets ? Mes envies ? Je ne sais pas qui je suis, ce que je veux, je refuse toujours d’exister. Ma vie se dramatise, se coupe entre les instants sociaux et la vie au travail, qui devient un vaste bouc émissaire de toute ma tristesse irrésolue, qui devient le problème à résoudre, et à fuir. Je ne sais toujours pas ce que je veux faire. Rien ne m’intéresse vraiment. Je n’arrive plus à me concentrer sur mon travail. Je suis écrasée de culpabilité. Je vogue, entre vagues réveils et dépressions profondes. ,

Je m’imagine l’avenir. J’aurai droit à la retraite le 1er novembre 2061. Je rêve de mettre assez de côté pour assurer ma survie sans travailler, sans dépendre de mon emploi dans l’informatique, qui paie bien mais qui aspire ma volonté de vivre. Sans rester dans une entreprise, l’absurdité du monde corporate, l’absurdité de croire que c’est ça, la vie.

Septembre 2021. Je vais sur mes vingt-cinq ans. Je retourne voir une psychologue, après des années à l’éviter. Je pleure dans son bureau. Je pleure en meetings. J’écris un peu, je me remets à lire vraiment, je me documente, une fois mon QI testé. J’écris toujours, entre espoir et désespoir.

Mais c’est toujours pareil, je suis là, je suis vide, je me lance dans la vie en étant toujours là, perdue, coincée, je vis à côté, je la regarde vivre, stressant aux entournures, le reste du temps je ne suis pas là, je me désintéresse, j’en suis là pourtant, ils meurent encore de faim, et je suis toujours vide. Même pas triste. Même pas là. 

Pas de larmes, quand je suis seule, ou parfois si, chaque instant est une nouvelle éternité de découverte vide et incurieuse. 

6 octobre 2021

C’est étrange, aller bien, croire qu’on va bien, avancer, stagner, vivre, le temps bouge. 

C’est étrange, aller bien, tout en allant mal, tout en désespérant du quotidien, de la contrainte omniprésente. 

C’est étrange, être en paix pendant les heures libres, les heures qu’on recherchait autrefois pour aller mal, pour se vautrer dans le mal et la tristesse. 

21 avril 2022

Peur de la louper, cette douleur, de ne jamais la connaître, j’ai la sensation de n’avoir grandi que par elle, qu’elle seule a enfanté de grandes pensées, des pensées valables, mémorables, des pensées qui me font moi et que je n’ai pas honte de partager comme telles. Mais pourquoi ? Pourquoi la douleur seulement est belle, pourquoi la mondanité d’un instant de bonheur qui n’est pas intellectuel et grand me fait-elle honte ?

Pourquoi les seules émotions légitimes sont-elles celles qui me dépassent ? Pourquoi douté-je maintenant de ma grammaire, après toutes ces centaines de pages ? J’ai perdu ce souffle dans la routine d’un présent relativement heureux, et affreusement réel. J’ai perdu mes mots dans un anglais business dont je n’ai plus guère de raisons d’être fière. 

Pourtant, je pense déjà au carnet suivant. Celui qui se dessine après ces quelques pages, celui à qui je voudrais demander pardon l’avoir fait si longtemps attendre. Écriture détachée, que je n’apprécie pas, ici encore je ne contrôle pas tout, et pourtant je le fais, encore, et j’étire encore les mots vers la page suivante, pour voir encore ma valeurs qui jalonnent ma vie. 

Pas le stylo, prétendu symbole d’une réussite sociale que je ne ressens pas. L’augmentation comme promesse de liberté plus rapide. Les responsabilités comme coercition bienvenue de ma nature lâche et fuyante. 

Le travail, comme un révélateur de tout ce que je méprise en moi. 

N’est-ce pas absurde, pourtant de n’avoir pour valeurs que ce que je devrais penser ou non, mes intentions derrière les choses, mon implication toujours vacillante, plutôt que des résultats concrets, moi pauvre pragmatique ?!

27 avril 2022

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