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Le rapport au temps

C’est l’été, je repense aux vacances.

Je rêve de la vastité des grandes vacances de l’enfance. De l’odeur de la pluie, des orages d’été, d’Esprits Criminels jusqu’à minuit les lundis soirs. Une baignade à la pub pour se rafraîchir. Les barbecues en famille, les amis de mes parents, leurs conversations. Le petit jardin, le vieux puits, la table à manger sous l’arbre, la guirlande lumineuse. Mon père avec son lampadaire de chantier couvert de tâches de béton. Les jeux de société dans le camping-car.

Je déteste la plage, il fait trop chaud, les galets font mal, et il y a trop de monde ❤

Le temps qu’on sentait suffisamment long pour oser en profiter vraiment en le perdant.

Les matinées passées au lit, à relire pour la huitième fois mes magazines d’enfant. Apprendre par cœur le nom des 36 chapitres d’Harry Potter 7, avec leur numéro, et m’amuser à les réciter dans l’ordre et le désordre. Aujourd’hui, je doute même qu’il y en ait 36.

Les vraies vacances… Quand on peut passer 12h dans sa journée à lire sans penser à sa liste de courses, aux factures à payer et au boulot qui revient lundi.

Me rappeler de la scène d’ouverture de chaque tome. Réciter des phrases entières.

Calculer mon âge en jours.

Faire une liste d’installation dans un appartement, alors que j’ai une dizaine d’années, pas d’appartement, et juste une passion étrange pour les catalogues de grandes surfaces et leurs bazars de rentrée.

Oh, il y avait des moments difficiles, des pleurs, de la fatigue. La peur de voir revenir septembre trop vite.

Mais je m’ennuyais moins lorsque mon temps n’était pas compté, lorsque je ne mesurais pas mon temps libre. Le temps ne devait pas être rentable.

J’aimais tellement le voir s’écouler. Regarder par la fenêtre de la voiture pendant des heures, voir le paysage défiler. Penser aux gens qui vivent dans ces maisons qui ont toujours l’air un peu abandonnées. Ne pas penser à la destination, aux vacances. On est mieux dans les endroits familiers, on ne va explorer le monde que pour se féliciter de l’avoir fait. Je suis heureuse d’avoir visité tant d’endroits, mais mes moments préférés, ceux dont je me rappelle, ne sont pas les monuments, les palais que je confonds ou les montagnes sans nom, mais les moments et les pensées. Les jeux de cartes, les moments en famille. L’esprit du temps. Les glaces en été. La maison des grands-parents, les repas autour d’un poisson au barbecue (qu’est-ce que je détestais les poissons entiers, leur œil crevé, les arêtes intempestives, leur aspect de cadavre. Comme ils me faisaient peur !).

Le figuier à 500m de la plage, bien plus hospitalier !

C’est ce temps de l’enfance que je veux retrouver. Pas l’autre. Pas l’école, la contrainte, l’ennui, les anniversaires. Pas le quotidien qui gratte, mais celui qui réchauffe. Pas les pleurs, les peurs, les crises. Pas mes réactions brusques qui me faisaient honte, pas mes questions affreuses, pas mes envies d’avoir mal pour me distraire du vide cruel qui prend tant de temps. Toutes ces heures au lycée, je peux penser mais je n’y arrive pas, je dois tenir le monde à distance tout en m’y adaptant. Je dois penser à l’avenir, meubler le temps, faire mes heures.

Au lycée, j’ai du temps libre et j’en veux plus.

Je me décris comme pragmatique pour signifier à mon idéalisme qu’il peut aller se faire voir.

Je me décris comme intelligente pour m’interdire de vivre.

Je me décris comme torturée, et je le suis. Par moi, par le temps, par l’ennui. Par la texture de mon rapport au monde.

Je rêve de la vastité du temps.

Mais il existe tant de limites.

J’ai douze ans et je réalise que je vais mourir.

Je calcule que j’ai vécu environ 14,48% de l’espérance de vie d’une femme française.

Il y a toujours une contrainte.

Je ne remets même pas en question le fait de faire des études, de bosser derrière un bureau. J’encaisse depuis des années, je ne pense même plus avoir une personnalité. Je ferai des études, j’attendrai la crise, l’internement. J’en rêve comme d’une possibilité d’échapper au rouleau-compresseur du monde.

Mais refuser de me lever, c’est accepter qu’on me questionne, accepter l’interaction, accepter que d’autres se soucient de moi et aient des attentes. Parlent. Parlent. Je rêve de silence infini.

Je suis pragmatique.

Mon idéalisme peut aller se faire voir.

On ne peut pas vivre sans travail, sans jouer le jeu. Sans vendre son temps, sans donner trop de valeur à son temps libre.

Je vole des instants à l’éternité, en oubliant parfois la contrainte. En m’émerveillant, en m’intéressant, en créant.

Je vole des instants à la liberté.

Mais ne sont-ils pas les instants les plus contraints, ceux où mes émotions m’emportent ? Elles que j’ai si longtemps crues non-moi, des données tyranniques.

Les soirées d’été me manquent. Une absence de responsabilités fantasmée.

Une enfance réécrite.

Où le temps m’appartenait.

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