Se définir avec les mots des autres

Perd-on à se conceptualiser dans les mots des autres ?

J’ai passé toute ma vie à essayer de comprendre ce que le monde attendait de moi. À considérer que « être moi-même » n’avait aucun sens, et à m’adapter sans même en avoir conscience. À considérer aussi que j’étais d’un tempérament triste et cyclique, que je ne serai jamais vraiment heureuse, que je n’aurai même jamais vraiment d’émotions fortes, ni la sensation de vraiment vivre « dans le monde ». Comme les autres.

Se sentir extraterrestre, ç’aurait déjà été se sentir quelque chose.

Et je lisais, beaucoup, tout le temps, essayant désespérément de comprendre comment je devais penser, comment devenir une personne comme dans les livres, qui prend des décisions, qui a des émotions. Qui sait ce qu’elle fait.

Comme si je me considérais comme inachevée, immature, j’attendais de trouver cette place que je m’imaginais devoir trouver, et qui était incompatible avec ce que j’étais.

À me conceptualiser un idéal dans les mots des autres, dans les livres des autres, je me perdais absolument, persuadée, sans mettre de mots dessus, sans en avoir conscience, que je finirai un jour par devenir comme eux, et que je devais y aspirer.

boite en carton
Quand c’est une boîte, mais tu ne sais pas que c’est une boîte, et personne n’a créé la boîte, seulement toi qui ne sais pas que c’est une boîte, alors elle est un peu pliée de travers, et un peu bizarre et irréaliste, la boîte.

Pas m’adapter, pas me plier, pas rentrer dans le moule, je n’y pensais pas du tout en ces termes, je n’y pensais même pas.

Devenir. Pour moi se libérer n’était pas trouver une façon de vivre qui m’aurait convenue, l’idée m’aurait paralysée d’indécision. Peu à peu, j’ai cessé d’imaginer une vie future, je me suis perdue dans une souffrance de l’instant présent, et j’ai essayé de comprendre, ou d’exorciser ma façon d’être.

Et j’ai lu. Et j’ai projeté, mille fois, en lisant. J’étais Rimbaud, j’étais Verlaine, j’étais Emma Bovary, j’étais Rilke, j’étais d’autres, aujourd’hui oubliés, tapis dans ma mémoire. Je voulais trouver mon modèle, celui qui s’adapterait parfaitement, celui qui me donnerait sens, qui me rendrait heureuse.

grimoire ancien
Parce que quelqu’un, quelque part, devait bien avoir un grimoire dans lequel ma vie avait du sens !

Il m’a fallu les mots d’autres pour me voir différemment. Combien de psys, de vidéos, de blogs semblables à celui que j’ai ensuite créé, combien de livres avant que je ne forme l’idée que, peut-être, je m’étais conditionnée moi-même, que, peut-être, j’avais voulu seulement m’intégrer ? Et je n’en suis encore pas sûre (bien sûr :D).

Les mots des autres, pourrai-je un jour m’en affranchir pour former une véritable théorie de moi-même ? Et comment font ces autres, qui prétendent, qui croient se connaître ? Qui se connaissent ?

Les mots eux-mêmes sont un carcan. Qui serais-je, avec les mêmes expériences, si ma langue maternelle était autre, et véhiculait d’autres concepts, proches, mais si subtilement différents. Les mots prétendent nous donner un pont, un socle de discussion qui nous assure d’un tronc commun de signification, mais de la même façon que mon rouge ne signifie rien pour un daltonien, ou signifie tout autre chose, qui m’assure que les concepts les plus simples, s’ils ne sont pas objets tangibles, sont dans ma tête ce qu’ils sont pour les autres ?

L’amour, bien sûr, est un grand exemple de l’incompréhension entre les gens. Mais tout peut l’être. La liberté. La divinité. La vie. La volonté. L’envie. La joie.

Combien d’émotions n’ai-je pas pu ressentir car je les attendais si fort, et si différentes ? Combien de concepts ai-je rencontrés dans des livres, dans ma tête, avant d’avoir l’opportunité de les ressentir ?

Que serais-je, si les mots n’existaient pas ? Si nous vivions dans un monde magique où la communication est parfaite, ou au moins claire, quoiqu’insuffisante à tout transmettre ?

Que seriez-vous ?

En quels mots me décrirais-je ? M’imaginerais-je ?

pissenlit dans le vent

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