J’ai un souvenir flou de mon propre saut de classe à neuf ans, quelques anecdotes. Pas d’excitation, peu d’attentes. De la peur. J’ai, pendant des années, eu la sensation que cela m’avait sauvé la vie, j’étais incapable d’imaginer dans quel état j’aurai fini si j’étais restée.
Mais commençons par le début.
Comment j’ai presque glissé en CE1

CE1. Là, pour le coup, j’ai encore moins de souvenirs. Je devais m’ennuyer, j’imagine. Mes parents devaient le savoir, ou s’être inquiétés de moi auprès de la maîtresse (qui me connaissait depuis le CP). Quel que soit le déroulé, il avait été decidé que je passerai une semaine en CE2, pour voir si je pouvais m’adapter.
Il fallait présenter ses parents, en allemand. Je n’en avais jamais fait, et j’étais timide. La maîtresse me faisait peur, et aucun mot n’est sorti de ma bouche, même si j’avais compris ce qu’on attendait de moi.
Au bout d’une semaine, je suis dans la salle de classe avec la maîtresse et mes deux parents, pour tirer le bilan de l’expérience : je retourne dans ma classe d’origine, je ne suis pas assez mature. Là encore, aucun souvenir, juste ma mère qui me raconte, des années plus tard, si cela signifiait que je redoublais. Je me demande ce qu’on avait pu me dire de l’expérience entière.
CM1-CM2 : s’enfoncer et glisser
Septembre 2005, j’ai presque neuf ans. J’entre en CM1, ma meilleure amie de CE2 n’est pas dans ma classe. Cette fois je m’en souviens, presque trop bien.
La distanciation, avec les autres. Je me présente comme déléguée de classe et je reçois deux votes, le mien, et celui du garçon qui me harcèle depuis des mois en disant qu’il est amoureux de moi. Je mange seule à la cantine, ils ont instauré une nouvelle règle dictant que nous devions garder notre place à table un mois durant. Je ne mange que deux jours par semaines à la cantine, et je perds toujours ma place. Ce garçon qui m’embête essaie de m’avoir à sa table.
Je tourne autour du peuplier dans la cour, m’inventant des chansons. Je reste assise sur le banc en cimant et graviers, regardant les autres jouer au ballon-prisonnier. Je m’enferme dans les toilettes pour échapper au garçon omniprésent, qui me frappe pour voir sous mon t-shirt (on se demande bien ce qu’il pense y trouver, j’ai huit ans). Je n’aime pas la récré. Dans mon souvenir, il pleut tout le temps, sauf quand je parle à un camarade, dans un coin de la cour, ces camarades qui comme moi n’aiment pas jouer avec leur corps, courir derrière un ballon, jouer au loup.

qui m’envahissait – vous avez l’idée !
Les cours, je ne sais ce que j’ai appris, je me rappelle mes stratégies pour m’occuper. Une fois le travail terminé, nous avons libre accès au classeur des énigmes, avec des fiches de différentes couleurs, couvertes d’énigmes d’Einstein.
Un français, un allemand, un belge et un anglais possèdent chacun un animal différent et vivent dans une maison de couleur différente…
Cela sonne comme la blague triste des trois mois que j’ai passé en CM1. Je les ai retrouvées, des années après, il y en avait beaucoup, des énigmes. Je baclais mon travail pour y arriver plus vite. Les énigmes elles-mêmes n’étaient pas toujours bien faites, et, parfois, la phrase réponse manque.
Je regarde dehors, par la fenêtre, assise au fond de la classe. Je crois que je suis seule à mon bureau deux places. Il y a un arbre devant la fenêtre, et je rêve que je saute dans ses branches, que je m’enfuis, que je m’en vais.
Je ne retourne pas à la maison pourtant toute proche. Je rêve que je disparais le long des chemins forestiers qui traversent les petites villes. À pied, à cheval, je pars loin, seule avec mon esprit, je disparais au monde. Je n’emporte rien ni personne.
À la maison, personne ne sait. On me demande souvent, le soir, comment s’est passé ma journée, comment je vais, et je n’ai rien à dire, pas de partage possible. Rapidement, je prends l’habitude de raconter une chose que j’ai apprise dans la journée, avant même qu’on me demande, pour ne pas qu’on me demande pourquoi je fais la tête ou pourquoi je ne parle pas. Et j’ai toujours cette habitude aujourd’hui, pour briser certains silences, comme si les questions des autres allaient m’agresser.

Sauter une classe
Un jour de novembre, nous visitons le Vieux Lyon avec ma classe. Il s’agit probablement d’un lundi, probablement le lundi 21 novembre 2005, car ma mère nous accompagne, et elle ne travaillait pas les lundi.

images libres de droit !
Elle nous accompagne, et elle me voit intéragir avec ma classe, avec le tourisme et la connaissance. Je ne sais trop comment je suis, probablement froide, distante, désintéressée. Mon seul souvenir de cette sortie est d’avoir cherché une poubelle pour jeter un trognon de pomme.
Je ne sais pas si ma mère m’informe tout de suite de son inquiétude. Si elle me demande ce qui ne va pas. Mais je sais qu’elle prend rendez-vous avec la maîtresse pour le lundi suivant, pour discuter de moi, et que la maîtresse lui dit qu’elle n’a aucun souci avec moi, mais qu’elle va m’observer pour les jours à venir.
Lorsque ma mère revient la semaine suivante, elle lui dit que je dois sauter une classe. Je crois qu’elle me demande mon avis, en rentrant le soir, et je dis oui. Mais je ne dois pas encore en parler, en attendant que la décision soit validée. Le lendemain, on parle de la classe verte que les CM1 vont faire, et le secret est lourd à porter. Je fais une blague sur ce que j’apporterais, et la maîtresse me dit, en apparté, que je n’irai pas, donc. C’est marrant, le vague souvenir que j’ai de cette interaction ne colle pas avec mon bureau du fond de la classe, ni avec l’absence de voisin à ma gauche.
Et puis, la maîtresse me demande d’aller faire une course, peut-être demander quelque chose à la classe d’à-côté, ou porter le papier des présences à la cantine. L’horreur, pour moi. Devoir frapper quelque part, être quelque part où l’on pourrait me mettre à part, me parler, attendre de moi de la spontanéité. Et, quand je reviens, la maîtresse a informé tout le monde que je vais effectivement sauter une classe, et poursuit, « ça mérite bien quelques applaudissements » (horreur des horreurs, je suis plantée sur le seuil de la porte, pensant seulement qu’on m’avait dit de ne pas le dire). Là encore, je serais très curieuse d’entendre la version d’autres, présents ce jour-là, pour combler les trous et les inventions de ma mémoire.
Pendant tout le trajet du retour, mon frère m’assène que je ne devais pas le dire, et j’ai beau lui répéter que ce n’est pas moi, que je n’ai rien dit, je me sens coupable. Et je ne me souviens pas en avoir parlé à d’autres, à part ce garçon, quand nous parlions de la classe verte, et qui n’était pas spécialement mon ami. Je crois qu’il s’appelait Théo.
Je suis censée changer de classe la semaine suivante. Je passe quelques heures quand même dans chaque classe. La fille de la maîtresse, qui est dans ma future classe, vient me chercher pour aller apprendre les divisions avec eux. Ma mère m’achète un jeu vidéo-cahier de vacances et m’apprend les divisions à virgule, ce week-end là. Le jour du changement officiel, j’ai un peu peur, pas de ne pas savoir ou de ne pas me faire d’ami, mais de me perdre, d’aller au mauvais endroit, de ne pas être prête, de ne pas devancer le monde. De passer pour une imbécile.
Tout se passe bien. Tout le monde est gentil. Je n’ai pas de problème scolaire. La remplaçante qui est là juste après témoigne de la surprise quand elle apprend que je viens d’arriver. Je me fais des amies, que je garderai des années, que j’ai encore, mais je me sens toujours un peu décalée, un peu empruntée. Dans un sens, au moins, je sais pourquoi. Être arrivée en cours d’année, cela explique mon sentiment de ne pas être tout à fait à ma place.
Pas vrai ?
Conclusion
Personnellement, je considère le saut de classe comme une bonne expérience. Une sortie de ma zone de confort et d’ennui (qui, d’après ma mère, m’a tenue éveillée trois mois). Je me demande aujourd’hui quelle part de ma suradaptation ne se serait pas déployée, et jusqu’où j’aurais glissée si j’étais restée.
Et, en même temps, je me demande si les tristesses qui sont assez vite revenues, les désintérêts, auraient été les mêmes.
J’étais une enfant triste, agressée par le monde, sans cesse prise à parti, prise en tort. Les stimulations normales, les jeux, les conversations d’enfants, les interactions avec les adultes étaient autant d’occasions de faire l’expérience d’un étrange sentiment d’irréalité, comme si on m’avait lâchée dans un film ou un scénario de jeu, dont tout le monde connaîtrait les règles, et où ma seule consigne aurait été de ne pas me faire remarquer, de ne pas faire de vagues.

Avoir sauté une classe a longtemps été une part de mon identité, une certaine fierté, notamment de ne pas avoir l’histoire banale du petit qui savait lire avant le CP (que j’avais été, pourtant, mais née en fin d’année, j’étais trop jeune, et soit la question ne s’était pas posée, soit mes parents avaient dit non). On se raccroche à ce qu’on peut.
Aujourd’hui c’est simplement une part de mon histoire, des souvenirs. Une enfant un peu scindée en deux, les gens d’avant et les gens d’après. Des camarades de classes que je continuais à croiser en me sentant étrange. Comme un monde interdit, un monde d’avant, d’avant la fête d’adieu que j’avais faite alors que je ne changeais pas d’établissement, avant la lettre d’adieu que j’avais scotchée au fond du casier du bureau et qu’ils n’ont trouvé que bien plus tard.
Un autre monde, voilà ce que ça m’a offert. Un changement, dont j’avais besoin.
Mais un système scolaire plus adapté à mon fonctionnement ? Ah ! Bien sûr que non.

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